Pour que vive la Méthode naturelle telle que Paul Le Bohec la mettait en œuvre
Pour que vive la Méthode naturelle telle que Paul Le Bohec la mettait en œuvre

Débat mathématique libre : 20 ans de pratique

Vingt ans de pratique de débat mathématique libre

Deux événements ont contribué au changement radical de ma pratique en mathématique : la rencontre avec Paul Le Bohec lors d’une animation organisée par le groupe Freinet 93 à l’école normale du Bourget au début des années 80 puis la lecture du document de Pierre Guérin : « L’importance des représentations mentales initiales dans un processus d’apprentissage » (Éditions ICEM n°46), qui apportait des arguments confirmant l’efficacité de la méthode.

J’ai démarré l’expérimentation en compagnonnage avec Paul Le Bohec : je lui envoyais mes comptes rendus de séances et il faisait des commentaires en analysant de son œil d’adulte les créations des enfants pour déceler toutes les pistes mathématiques possibles.

Organisation matérielle

Ma classe était divisée en 4 groupes. Chaque jour étaient traitées les créations d’un groupe par la moitié de la classe :

le premier jour, les groupes 1 et 3 travaillaient à partir des créations du groupe 1,
le deuxième jour, les groupes 2 et 4 travaillaient à partir des créations du groupe 2,
le troisième jour, les groupes 1 et 3 travaillaient à partir des créations du groupe 3,
le quatrième jour, les groupes 2 et 4 travaillaient à partir des créations du groupe 4.

Ce qui faisait que chaque enfant présentait au groupe, au mieux, une création par semaine. Ce fonctionnement était le même pour les classes à deux niveaux : un jour, les CP, le jour suivant les CE1. Les enfants qui travaillaient avec moi étaient installés en arc de cercle devant le tableau et les enfants de l’autre demi-classe étaient répartis dans l’espace classe avec un travail en autonomie : fichiers, exercices d’entraînement ou tout autre travail prévu au contrat. La consigne pour eux étant le silence parfait.

Sous le tableau étaient disposées des boîtes contenant tout le matériel mathématique pour les manipulations : pions, cubes, instruments de mesure, papiers divers, ficelle, mètre de menuisier, volumes, etc. Tout ce matériel était directement accessible à tout moment.

Chaque enfant préparait sa création sur un carnet, très rapidement, avec un crayon noir. La consigne était donnée une seule fois, le premier jour de l’année où j’organisais une séance de débat mathématique libre :
« Avec des chiffres, des points, des signes, des traits, faites une création mathématique. »
Je recopiais les créations au tableau juste avant la séance. Si un enfant avait plusieurs créations dans son carnet, c’est lui qui choisissait celle à traiter. Il y avait par exemple 6 créations au tableau quand la classe était de 24 élèves.

Après la séance de travail sur les créations, qui durait au moins ¾ d’heure mais qui pouvait durer plus longtemps selon l’intérêt, je proposais aux enfants de dire ce qu’ils avaient appris, ce qu’ils avaient aimé faire.

Les séances de débat mathématique libre occupaient le temps total imparti pour les mathématiques dans ma classe et étaient le lieu principal d’apprentissage.

Je prenais le temps pendant la récréation ou le soir de faire le compte rendu de la séance dans un cahier : d’un côté, les créations des enfants et en face ce que nous en avions fait. À la suite, je listais toutes les notions mathématiques abordées pendant la séance, notions que je pouvais cocher dans un tableau récapitulant les notions du programme officiel. C’était mon cahier de « postparations », outil qui pouvait servir de témoignage du travail effectué mais qui permettait de par sa rédaction, d’agrandir la culture mathématique du maître.

Déroulement de la séance de débat mathématique libre

Nous traitions les créations les unes après les autres.
Le temps d'étude pouvait varier d'une création à l'autre. Il pouvait n'être que de quelques minutes. Mais toutes les créations du groupe étaient étudiées.

Moi j’organisais le débat, les échanges, j’étais maîtresse du bon fonctionnement du groupe mais en aucun cas je ne donnais des solutions. J’ai appris au fil du temps non à me taire complètement mais à contrôler mes interventions qui devaient servir à réguler le groupe et à inciter chacun à aller plus loin dans ses dires : « Qu’as-tu dit ? Tu as dit ça, pourquoi ? Explique-le, montre-nous… »

Les enfants observaient d’abord la création, la décrivaient. En expliquant ce qu’ils voyaient, ils montraient aux autres leurs savoirs, leurs connaissances mathématiques s’exprimaient. Chaque enfant était confronté à la culture mathématique de l’autre, à ses représentations et pouvait réagir. S’installait alors un vrai débat, chaque hypothèse énoncée devant évidemment être justifiée. Il y avait une véritable interaction entre l’individu et le groupe : le groupe discutait, commentait la création d’un enfant, la faisait évoluer en proposant des pistes possibles de recherche et ainsi pouvait-on arriver à la découverte d’un concept.
Mon rôle à moi à ce moment-là était de pointer ce concept, de le nommer, j’apportais le vocabulaire mathématique.
Si un enfant pointait une erreur au tableau, il devait toujours justifier. Et l’on donnait toujours la parole à l’enfant accusé d’avoir fait une erreur en l’aidant à expliquer sa démarche. L’erreur n’est jamais « n’importe quoi », elle est le fruit d’un raisonnement.

J’étais très attentive au groupe et à tout ce qui se disait, même en aparté ; j’entendais les « c’est comme… » et je demandais toujours à l’enfant de justifier sa comparaison ; j’entendais les « et si on… » pour pouvoir donner au groupe les moyens de lancer une recherche.

Je guettais aussi tous les visages de façon à déceler le moindre signe qui montrait un questionnement, une remarque, de façon à donner la parole à celui qui n’osait pas la prendre.

Les enfants pouvaient se déplacer librement pour aller montrer ou faire au tableau (tableau rabaissé à leur niveau) et avaient à leur disposition selon l’âge ardoise, cahier, ou planchette sous-mains avec des feuilles ainsi que des outils comme les calculettes.

Le temps passé sur chaque création était variable, mais nous trouvions toujours quelque chose à dire sur chaque création. Certaines provoquaient seulement un court échange oral, d’autres nous entraînaient parfois dans une longue recherche. À la fin du traitement d’une création nous donnions toujours la parole à l’auteur qui nous expliquait, s’il en avait envie ou s’il le pouvait, ce qui n’était pas toujours le cas, ses intentions.

Au cours du débat autour des créations, chaque enfant avait la possibilité de s’exprimer librement et ainsi être amené à faire émerger ses représentations mentales initiales, préalable indispensable à tout processus d’apprentissage.

Ainsi, l’enfant proposait au groupe une création qui était souvent la représentation d’un problème qu’il se posait. Avec la discussion, des hypothèses étaient émises, ensuite contredites, justifiées, vérifiées. L’enfant repartait avec une représentation modifiée. La démarche individuelle de chacun était respectée mais c’est le groupe qui faisait évoluer la pensée de chacun.

Ainsi durant le débat, chaque enfant était amené à :

- comparer (similitudes, différences),
- faire des hypothèses et les vérifier,
- préciser ses propos, clarifier sa pensée,
- justifier les termes utilisés,
- mettre en lien avec des situations précédentes,
- proposer des vérifications, des variations, des transpositions,
- proposer de nouvelles idées...

Pour résumer ce fonctionnement :

- expression personnelle de l’enfant dans sa création mathématique qui reflète une représentation de sa pensée,
- présentation au groupe, ce qui provoque un débat avec émissions d’hypothèses et émergences d’idées,
- retour à l’enfant qui va réinvestir dans la création suivante.

Par des propositions individuelles, le groupe avançait et le groupe faisait avancer chaque enfant individuellement, en quelque sorte une démarche collective/individuelle. Se nourrissaient mutuellement à la fois les pensées individuelles et la pensée collective construite par le groupe.

Intérêt du travail en demi-groupe

Dans un groupe de douze environ, la parole peut circuler aisément sans gestion institutionnelle. Chacun pouvait dire et faire quand il en éprouvait le besoin. Pas besoin d’attendre trop son tour de parole.
Les enfants de l’autre demi-classe, contraints au silence mais avec un travail à faire, avaient le loisir d’écouter ce qui se passait dans le groupe qui débattait. Le fait d’être spectateurs muets faisait d’eux des observateurs actifs : ils étaient eux aussi en situation d’apprentissage. Bien souvent, j’ai retrouvé dans le deuxième groupe des créations qui étaient les prolongements de créations du premier groupe. Ma position d’observatrice attentive me permettait dans un groupe réduit de connaître bien chacun des éléments du groupe : je connaissais le niveau et les compétences de chacun. Tout comme chaque enfant avait une connaissance des savoirs des autres.

Les créations ou textes libres mathématiques

Les enfants les prévoyaient dans leur carnet quand ils le souhaitaient, mais souvent, ils les préparaient très rapidement juste avant la séance.

J’ai remarqué que, pour les enfants qui marchaient bien, il n’y avait pas forcément de lien entre leurs différentes créations. Par contre, les enfants présentant quelques difficultés avaient plus tendance à rester longtemps sur une même notion. Stanley, par exemple, avait proposé cinq fois de suite une histoire de courses avec additions de francs et centimes, avec des erreurs de calcul. À chaque séance, tout le groupe avait manipulé francs et centimes, Stanley aussi. Le jour où il a proposé une création différente, je l’ai pris à part après la séance, et je lui ai fait résoudre une addition de francs et centimes : il l’a faite sans erreur. De lui-même il était passé à autre chose. Il avait eu la possibilité de rester le temps nécessaire à la résolution de son problème.

De même Karine nous avait proposé un certain nombre de fois des listes de nombres avec des 70, 90, 80, 60 : elle ne savait pas les lire ni les écrire sous dictée.

Les créations suivaient parfois des modes. Ainsi une année, nous sommes restés presque un trimestre sur des problèmes de courses. Une autre année, c’était des suites de nombres ou bien des symétries. Souvent la mode passait mais quand elle durait trop, je me donnais le droit d’introduire une petite création différente sans dire qu’elle était de moi. Si ça marchait, tant mieux. Sinon, on attendait que la mode passe.

Malgré ces modes, les créations étaient chaque année suffisamment variées pour que toutes les notions du programme soient abordées. Elles étaient aussi suffisamment nombreuses pour permettre à chaque enfant d’avoir sous les yeux une situation qui corresponde à l’une de ses difficultés à résoudre. L’accumulation des propositions dans une séance permettait à chacun de s’investir sur le problème de son choix, en travaillant à son niveau.

Sur une même création, les enfants pouvaient travailler à des niveaux différents. Par exemple, une création proposait une liste de nombres : 32, 125, 8, 9, 64, 890. Des enfants ont lu les chiffres utilisés pour construire les nombres. D’autres ont lu les nombres. D’autres ont classé ces nombres. D’autres ont construit d’autres nombres (soixante quatre mille huit cent quatre-vingt-dix). Et enfin d’autres ont voulu savoir s’ils pouvaient continuer la liste…

Le débat mathématique libre favorise-t-il les apprentissages ?

Apprendre, c’est comprendre, c’est penser. Savoir, c’est être capable de réutiliser l’acquis à bon escient, et en adaptant son mode de résolution à ce que la situation a de particulier.

On ne pense pas à partir de l’information reçue mais à partir de sa propre connaissance. L’information ne devient savoir que si elle est reliée à notre propre connaissance.

Dans un enseignement frontal, le message est reçu par l’apprenant, la connaissance est ensuite testée dans un exercice d’application mais le transfert n’agit pas forcément : la connaissance ne s’applique pas forcément à une autre situation.

On apprend à partir de ce que l’on sait déjà. Il faut donc donner à l’enfant la possibilité d’exprimer sa connaissance, la possibilité de faire émerger ses représentations mentales initiales. C’est ce qui se passe en débat mathématique libre, quand nous mettons l’enfant en situation d’expression création et que nous favorisons la présentation au groupe. Ce ne peut être fait que dans une situation de confiance, dans un lieu où la parole de chacun est reconnue, c'est-à-dire dans un groupe positif.

Apprendre, c’est penser, c’est transformer ce que l’on sait déjà. Quand on fait agir les interactions dans un groupe, on fait travailler la pensée, on pense, donc on apprend. Au cours du débat les enfants font des hypothèses sur la situation nouvelle, l’objet mathématique nouveau. Ils échangent leurs idées, appliquent leurs connaissances au nouvel objet, les confrontent aux idées des autres. Le résultat des essais, c’est une modification des représentations pour accepter un ajustement du concept qu’on croyait sûr, pour faire place aux idées nouvelles.

Ces acquis modifiés ou complétés seront réinvestis dans les créations suivantes. On mesurera leur pertinence nouvelle à l’épreuve des nouveaux débats.

Le débat mathématique libre favorise bien les apprentissages par la construction de concepts reliés entre eux, testés à l’épreuve du réel et résistants à l’argumentation.

Monique Quertier, octobre 2008