Récit d'une pratique du débat mathématique libre
Cette lettre écrite à Déborah, que j'aidais dans ses premiers pas en mathématique libre, m'a donné l'occasion d'analyser ma pratique et ainsi de mieux comprendre son évolution.
Bonjour Déborah,
Nous démarrons un compagnonnage et je voudrais te dire combien je retrouve dans tes témoignages celle que j’étais au moment où je me suis lancée dans la belle aventure du débat mathématique libre (DML), lorsque l’enthousiasme et la joie se mêlaient à la peur et aux angoisses.
Vingt années de pratique de débat mathématique libre et les analyses qui ont suivi depuis que je suis retraitée m’ont rendue sereine et définitivement convaincue de l'efficacité de ma pratique. J’aimerais donc te raconter comment j’ai vécu ces premiers moments de mise en œuvre du DML dans mon CE2.
Bien que donnant la possibilité aux enfants de toujours exprimer leurs représentations, je n’étais pas du tout satisfaite de ma pédagogie des mathématiques : mes séquences avaient toujours un objectif de découverte d’un concept choisi par moi : je les tirais vers une notion liée au programme de la classe. Et s’en suivaient des exercices d’entrainement pour consolider les notions découvertes.
Ma rencontre avec Paul Le Bohec fut l’élément déclencheur de la transformation de ma pratique, comme une révélation. J‘ai tout de suite réagi : « Mais oui bien sûr, c’est comme cela qu’il faut faire ! »
Paul proposa de m’aider.
J'ai d'abord démarré le samedi matin, pour voir. Cela n’engageait pas beaucoup de transformations et je gardais des séances de math classiques le reste de la semaine. Mais je fus très vite bousculée (au bout de deux samedis) par les enfants qui montraient tellement de joie, d'enthousiasme à travailler, réfléchir, penser, construire ensemble qu’ils me demandèrent : « Pourquoi pas tous les jours des créations mathématiques ? »
Je décidai donc de leur proposer des séances de DML un jour sur deux. Cela ne m’engageait encore pas trop, je pouvais expérimenter sans avoir de certitude sur les résultats, et retomber sur mes pieds avec les séances plus classiques. Mais c’était sans compter sur les réactions des enfants. L’augmentation des séances de DML développa chez eux un rejet des séances traditionnelles et, un matin, ils me provoquèrent en s’installant d’office devant le tableau avec leur carnet de créations : ils voulaient faire une séance de DML alors que ce n’était pas le jour. Mon système à mi-temps n’avait duré que deux semaines si bien que, un mois après la rencontre avec Paul, je mettais en œuvre tous les jours un débat mathématique libre.
Mais mes peurs et angoisses liées au programme n’avaient pas fondu pour autant. Bien sûr je pouvais voir les effets positifs : richesse du débat, expression des connaissances, formation du groupe positif, découverte de notions, travail de la pensée, plaisir de travailler… mais le soir les doutes réapparaissaient.
Voici comment j’avais organisé ma classe les premiers temps pour trouver une tranquillité, me rassurer.
Les enfants en autonomie travaillaient sur des fichiers autocorrectifs (problèmes, opérations, mesures…). Les fiches réalisées étaient rangées dans un classeur qui allait à la maison le samedi.
Ce classeur comportait aussi des fiches d’évaluation, fiches que je demandais aux collègues de même niveau de me passer (avant chacune des vacances) et qui me permettaient de constater, ainsi que les parents, que les enfants maitrisaient beaucoup de notions. Ils se comportaient avec ces fiches comme si c’étaient des créations mathématiques et ils analysaient, cherchant ce qu’on pouvait bien leur demander. Pas de remplissage automatique, ils étaient critiques par rapport au travail demandé dans ces évaluations.
Au début, je fabriquais des fiches de travail moi-même pour le groupe en autonomie en me préoccupant des notions mathématiques entrevues pendant les séances. Mais j’ai bien vite arrêté de jouer ce rôle de contrôleur qui d’une part me prenait beaucoup de temps et d’autre part déterminait un chemin de pensée vers un objectif qui était le mien : inconsciemment, je guidais les enfants vers des notions du programme que je voulais renforcer. Étant donné la diversité des acquisitions individuelles, je me trompais forcément et mes fiches ne pouvaient convenir à tout le monde. C’était retomber dans la scolastique. Les fichiers autocorrectifs faisaient l’affaire pour l’entrainement et les enfants y puisaient selon leur choix et à leur rythme.
Bien sûr lorsqu’une situation de calcul vivant se présentait en classe (la vie), nous y travaillions collectivement.
De même si des enfants manifestaient le désir de continuer une recherche entreprise au cours du débat mathématique, ils en avaient la possibilité mais plutôt hors temps du débat et jamais sur ma proposition, je n’organisais jamais de recherche collective à partir des créations des enfants, je me contentais de leur en donner les moyens s’ils en avaient le désir. Mais ceci n’arrivait que très rarement, surtout en cycle 2.
Même si j’étais certaine que le débat mathématique permettait un épanouissement, un développement de la pensée individuelle avec l’aide du collectif, l’engrangement de connaissances qui devenaient des vrais savoirs, j’ai continué à me poser des questions jusqu’à mon départ à la retraite.
Et je ne manquais pas de visionner les résultats aux tests de début d’année que mes collègues faisaient passer, afin de vérifier que mes anciens élèves étaient toujours compétents. Et ils l’étaient !
Alors Déborah, tes doutes, craintes, peurs, inquiétudes… sont légitimes et c’est naturel. Elles montrent la grande conscience que tu as de mener ton rôle le plus efficacement possible.
N’oublie pas de guetter les comportements nouveaux des enfants, leurs transformations, c’est le signe de l’efficacité de ton enseignement.
Merci à toi de t’être lancée dans cette belle aventure et de la partager.
Courages, comme disait Paul.
Monique Quertier, lettre à Déborah Dupuy, Saint-Gratien le 17 avril 2018