Comment se fait-il que j’éprouve tant de joie pendant les séances de débat mathématique libre ?
Faire des mathématiques a été pour moi une occasion de prendre le pouvoir, prendre la tête du peloton (1).
J'étais une enfant timide et muette, je ne prenais jamais la parole en classe et lorsque j'étais interrogée, je rougissais et préférais me taire en baissant la tête et lorsque parfois je répondais, je bredouillais, je cherchais mes mots. À l'oral donc, aucune performance, en expression écrite non plus d'ailleurs. Par contre j'ai toujours été performante en mathématique. Ceci dit, ce handicap d'expression n'a jamais nui au déroulement normal de ma scolarité, j'ai même toujours été dans les meilleures élèves de la classe, sûrement parce que l'école ne se souciait pas vraiment à l'époque du développement global de l'enfant, de l'expression dans tous les langages – mais de nos jours, n'est-ce pas encore le cas ? – Il suffisait pour réussir en primaire de savoir écrire sans faute d'orthographe quelques phrases avec sujet, verbe, complément, savoir compter et effectuer les quatre opérations, savoir apprendre par cœur les résumés et tout allait bien. En secondaire on ne se préoccupait pas beaucoup de l'oral non plus.
Je me souviens aussi que j'aimais comprendre et que je n'aimais pas apprendre par cœur les formules algébriques ou de trigonométrie. Si bien que lors des devoirs sur table en classe, il m'était impossible d'utiliser des formules toutes faites, je devais les retrouver en reconstituant leur démonstration. Ce qui impliquait, bien que cela prenne du temps, que j'arrivais toujours à résoudre justement tous les problèmes proposés, je n'appliquais pas mécaniquement mais raisonnais toujours. Bilan de l'opération : j'avais développé des compétences dans le langage mathématique, dont la capacité de raisonner juste très vite, en empruntant des chemins directs.
Mon professeur de mathématique de 3ème m'avait repérée. Elle m’envoyait constamment au tableau pour expliquer à toute la classe une démonstration, enfin ma version de démonstration qui ne correspondait pas forcément à la sienne. La mienne était toujours « claire, nette et précise », disait-elle. (J’ai d’ailleurs par la suite utilisé très souvent dans mes classes ces trois qualificatifs.) C’est lors de ces moments que je prenais du pouvoir, pas seulement le pouvoir du savoir, mais aussi ce pouvoir donné par la reconnaissance de mes pairs qui préféraient que ce soit moi qui explique. Enfin je pouvais me montrer, j’arrivais à supporter que l’on me regarde quand j’étais sur la sellette, je n’avais plus de honte, de timidité, je vivais, j’étais moi.
Je me dis que la joie que j’éprouve à animer des débats mathématiques libres maintenant a son origine dans ces moments où l’on m’a permis de prendre la tête du peloton.
Monique Quertier, Saint-Gratien le 6 janvier 2017
Pourquoi animer des débats mathématiques me procure tant de joie ? (Encadré paru dans le n°232 du Nouvel Éducateur)
C’est je crois parce que les mathématiques m’ont permis d’exprimer ce qu’aucun autre langage ne m’a offert. La joie est celle de la petite fille timide et muette que j’étais, lorsqu’enfin j’ai pu faire valoir que je pouvais prendre la tête du peloton en mathématiques où j’étais non seulement à l’aise mais réussissais mieux que mes camarades.
J’aimais comprendre et n’acceptais d’apprendre aucune formule, quelle qu’elle soit, tant que je n’en n’avais pas compris le fonctionnement. J’aimais raisonner et retrouver le chemin suivi par leurs inventeurs. Arrivée en classe de 3ème, le professeur de mathématiques m’a demandé très régulièrement d’intervenir pour donner au groupe les explications qu’elle-même n’avait pas su ou pu leur faire passer. La reconnaissance que j’en ai retirée a non seulement réparé la souffrance liée à ma difficulté d’expression en français, mais construit une confiance en moi et une joie que j’éprouve encore actuellement lorsque je me retrouve dans la situation d’animer un débat mathématique.
(1) Célestin FREINET, Les Dits de Mathieu, Prendre la tête du peloton.